J’avais aux alentours de treize ans lorsque j’ai découvert l’Irlande. Quel contraste entre les nouvelles bouleversantes provenant de l’Irlande du Nord et les images époustouflantes du paysage irlandais glanées dans les livres d’images ! Jamais auparavant n’avais-je vu pareille disparité.
Je fus emportée. Je sus, à ce moment-là, que l’Irlande deviendrait un jour mon chez-moi.
Une fois que je m’y fus finalement installée, je vivais comme dans un rêve. Pendant deux ans, j’ai passé la plupart de mes week-ends et jours de congé à explorer l’île et à découvrir de mes propres yeux ce que j’avais vu dans les livres et à la télévision.
J’allais aux matches de rugby, je me mis, curieuse habitude, à serrer dans mes bras les poteaux de téléphone, que je prenais pour des arbres. Je courais au milieu de nulle part après des moutons et des bovins imaginaires. J’avais passé ma vie le nez dans les livres et je parcourais maintenant des sentiers littéraires sur les traces de James Joyce et de William Butler Yeats.
Jour après jour, je cochais un autre lieu sur ma liste des coins à découvrir.
Dans ma vie, il y avait un « avant mon arrivée en Irlande » et un « après mon établissement en Irlande ».
À cet instant précis, la SP s’est présentée.
Mais au lieu de s’insinuer silencieusement, comme chez les autres, elle m’a frappée comme un éclair en plein orage.
Apparue avec elle, la névralgie du trijumeau provoquait des douleurs oculaires et auriculaires si vives du côté gauche et aux alentours, qu’elle m’arrachait de petits cris aigus au beau milieu de mes phrases.
Et ce n’était que le début. Peu à peu, de nouveaux symptômes tout aussi tenaces et rebelles ont commencé à apparaître.
Désormais, il y avait dans ma vie un « avant la SP » et un « avec la SP ». C’était comme si, en émigrant pour vivre ma vie au maximum, je m’étais en quelque sorte jeté un sort à moi-même.
Adieu la jeune fille insouciante qui jamais n’avait dit non à l’aventure et aux expériences nouvelles, peu importe où et quand.
Finis les week-ends de cinéma à se goinfrer de longs métrages à raison de trois par jour.
Envolée la coordinatrice de gestion des incidents jadis capable de jongler sur plusieurs fronts à la fois.
Peu à peu, je me suis vue devenir quelqu’un d’autre que moi-même.
Il m’avait fallu en rêver pendant dix ans avant de déménager en Irlande. La peur que quelque chose de mauvais pourrait m’arriver me retenait. En avais-je trop pris sur mes épaules en travaillant, en voyageant et en étudiant en même temps ? L’Irlande s’était-elle retournée contre moi ?
Je me retrouvai en pleine crise existentielle.
Je commençai à m’endormir au cinéma. J’annulai des voyages d’été car il faisait trop chaud. Je ne pouvais pas manger ni écrire sans sentir mes mains trembler.
Au bout du compte, je m’aperçus que mes amis commençaient à organiser des activités sans moi.
Dans l’année qui a suivi mon diagnostic, il m’arrivait souvent de me ruer comme une forcenée devant la glace, afin d’inspecter mon visage. C’est qu’à l’hôpital, mon consultant m’avait dit que ma face présentait des modifications très nettes qui, ajoutées à mes résultats d’IRM, indiquaient une forte probabilité de SP.
J’avais atteint mon plus bas niveau. Criant, maudissant, je crus mourir pendant une seconde, quand soudain, alors que j’espérais redevenir normale un jour, quelque chose me ramena à la vie.
J’avais déjà traversé deux guerres : deux chirurgies en neuf mois. Je voulais retrouver mon corps d’antan. Je me sentais souillée et tout simplement plus assez bonne. Tout avait changé dans ma vie.
Debout face au miroir, je me demandais si mon bon vieux moi ne reviendrait jamais un jour, et si oui, quand ?
Je suis perfectionniste et j’ai toujours eu un peu peur du rejet. Mais depuis la SP, cette crainte était trois fois plus forte chaque fois que je devais présenter à mon entourage ma nouvelle signature : « diagnostic de SP récent, manipuler avec soin ».
Non seulement avais-je peur d’être rejetée par les autres, mais je craignais aussi mon propre rejet. Si je voulais vivre pleinement ma vie de nouveau un jour, j’allais devoir commencer par être bonne et indulgente envers moi-même. Chaque jour, je devais me répéter cette affirmation : « Je suis toujours moi. L’essence de mon être et de ce que je suis est toujours la même. »
Mon rêve m’a transportée en Irlande, et quatorze ans après mon diagnostic, j’y suis toujours. Ma vie a changé. La dernière fois que j’ai pu faire de la randonnée en montagne ou de l’escalade, c’était avant mon diagnostic. J’ai dû mettre fin à ma boulimie cinématographique l’année qui a suivi. J’ai abandonné ces activités pour renouer avec les amis autour d’un café ou m’adonner à l’écriture et à la lecture, lorsque mes symptômes me le permettent.
À travers ce processus, j’ai appris qu’il n’y a pas de mal à se sentir mal et que peu importe ce qui m’arrivera, cela ne sera pas plus mal non plus.
Comme le dit Albert Camus dans l’une de mes citations préférées : « Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. » (Albert Camus, Retour à Tipasa, 1952)